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N° 250 - SEMAINE DU 11 AU 17 MARS 2021

Sans titre - 1
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A la page 293 on a décidé de ne pas attendre la 688e pour vous en parler, parce que c’est quand même un truc énorme. On a enfin entre les mains « Les Furtifs », d’Alain Damasio, sorti en 2019. Et on lui consacre la quasi totalité de ce numéro, parce qu'il y a beaucoup à dire dessus...

On a choisi de se mettre dans les oreilles« Valtari » de Sigur Ros, pendant que notre voisin fait ses exercices de trompette, et parce que - ce n’est pas un hasard même si ça y ressemble - ça colle vraiment bien au bouquin.

Damasio, on a commencé à en entendre parler pendant le premier confinement, alors qu’on était en pleine déroute émotionnelle, perdue dans les questionnements sur cette société qui ne bougeait rien malgré les signes qui lui étaient envoyés. C’est notre copine Véro qui avait prononcé son nom au détour d’une conversation où pointait le désespoir et la rage.

Auteur, activiste, intellectuel, l’homme s’écoute pour sa parole fluide, son optimisme et ses idées pour un futur différent, qui ouvrent des pistes et donnent l’espoir d’un monde redessiné sous formes d’archipels alternatifs. Ces idées, il les partage volontiers auprès des médias, et l’on trouve de nombreuses interviews de lui où son esprit affûté ouvre des portes dans nos cœurs serrés, mais surtout dans ses livres d’une science-fiction dustopique – pour créer un mot valise à sa manière – où il plante les graines de nouvelles voies pour l’humanité. On a extrait cette phrase d’un entretien sur France culture où il dit à peu près ceci : « Je cherche à empuissanter les gens par l’imaginaire… » Dans le même raisonnement que celui de Cyril Dion, c’est-à-dire, sortir du factuel et des chiffres effrayants, dépasser le stade de la prise de conscience et proposer des « histoires » qui servent d’exemple, des modèles désirables dans lesquels nous puissions nous projeter.

Ces idées, Damasio les développe dans ces romans de SF, qui, au-delà de la grande et possible histoire, sont aussi des histoires intimes, des scénarios romanesques, multiples, qui se croisent au fil des pages. L’histoire d’une société à la Black Mirror, possible – probable ? – évolution de la nôtre, extrapolée avec une créativité époustouflante. Presque pas de la science-fiction, en fait. Les furtifs, c’est juste aujourd’hui en pire. Livre monde, il décrit cet avenir avec un luxe de détails hallucinant, reprenant nos réalités, émergentes ou ancrées, bonnes ou mauvaises (traçage, contrôle des individus, mainmise des GAFAM, graff, parkour, ZAD…) et les développant, les amplifiant, les magnifiant, les sophistiquant, avec une richesse de description qui laisse le lecteur sur le cul. Avec un foisonnement d’inventions horriblement géniales, comme la privatisation des villes et leur accès découpé en forfaits standard, premium ou privilège : ainsi la ville d’Orange est-elle la propriété de la société Orange, Paris celle de LVMH et Cannes celle de Warner. Bordel de merde.
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Chaque ligne se lit bouche bée, avec la conscience aigüe de traverser une œuvre exceptionnelle. Une conscience démultipliée par le champ sémantique extraordinaire de l’auteur.

Lire Damasio, c’est comme déchiffrer une langue étrangère qu’on ne connait pas mais dont on comprend tout.
Chacun de ses mots, inventés avec gourmandise, jubilation et intelligence, se devine parce qu’appuyé sur la logique, le sens, les affinités, l’histoire, la société, le jeu. Lire Damasio c’est ouvrir une boîte de chocolats où chacun est différent, familier et étrange à la fois, ouvrant l’esprit et l’imaginaire, allumant une flamme de plaisir en nous, nous faisant ronronner et jouir. Une pure poésie du mot.

Lire Damasio, c’est faire une expérience rare.
C'est voler avec lui dans un univers de mots enivrant, auquel s'ajoute une expérience visuelle, avec la création d’un univers typographique spécifique pour chaque personnage.

Et donc, après la lecture d’un premier chapitre d’une réussite absolue, tant en terme de scénario que d’écriture, un chapitre lu en apnée, on lui parlait, à Damasio, on lui disait « Putain Alain, ne nous lâche pas, ne débande pas, tu places la barre tellement haut, tu m’as emmenée tellement loin, j’attends tellement de toi maintenant, ne me déçois pas. ».
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Mais, trop tard, le mal était fait. Par son talent, il nous avait rendu impitoyable.
Voila. La plus petite faute de parcours nous agace, on aurait tellement voulu rester tout en haut, en haut, au pic de cet orgasme littéraire, mais non, on redescend– avant de remonter, bien sûr, mais on redescend, lorsque l’on réalise que, comme l'a pointé Le masque et la plume, par moments, « Damasio se regarde écrire, ce qui devient extrêmement fatiguant ».

Autant l’homme est un créateur de mots et de mondes, autant sa phrase, son flow, son style, sont à la limite du pompeux, du démonstratif, de l’affecté. Certains dialogues sont pour nous trop ampoulés, trop écrits, manquant de naturel, trop chargés d’idées, comme si l’auteur avait tellement à dire qu’il fallait en mettre plein la bouche à ses personnages, pour ne rien oublier. Au détriment du style. Damasio a choisi de décrire l’organisation d’un monde par l’intermédiaire de dialogues ou de POV (Point Of View), à l’intérieur desquels il s’applique à ne pas laisser de zones d’ombres pour que le lecteur comprenne bien, et c’est lourd. Ses phrases sont tellement pleines d’informations qu’il n’arrive plus à les faire swinguer. Tout est démonstratif, pédago, et c’est gênant, non pas que ce soit un problème d’expliquer un système et un univers, mais qu’on nous glisse ça en loucedé dans les conversations, ça manque de subtilité.

Et aussi le lyrisme, l’émotionnel, omniprésent, trop lourd à notre goût. Des révélations dingues, des rencontres inoubliables, des moments exceptionnels, des yeux incroyables, des personnalités inouies, des façons de se tenir, d’être, tout est si intense qu’on a parfois envie de lui demander d’en faire un peu moins des caisses. Trop de trop, trop de tout.



Et les furtifs, c’est quoi, alors ? Une invention géniale : des créatures aux capacités mimétiques exceptionnelles, capables de se planquer dans un cube blanc des murs au plafond. Lorsqu’un·e humain·e en voit un, le furtif autofossilise sa trace en se céramisant, après avoir laissé sa signature au mur, un glyphe entre testament graphique et idéogramme identitaire. Brillant.
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Cette semaine j’ai aussi mangé le dernier roman de Fabrice Caro, Broadway, qui se lit vite, en une nuit d’insomnie. Cette nuit, elle date de seulement quelques jours mais déjà je peine à me souvenir des détails du livre, tellement il s'est écrabouillé dans l'oreiller…

Pourtant, toi, lecteur historique de Sorties de secours, tu le sais combien j’aime Fabcaro, et combien il me fait rire, hein ? Tu le sais, que ce que je suis en train de faire là, ça me brise le cœur, hein ? Que ça me fait tellement de peine de te dire que oui, tu peux largement te dispenser d’acheter Broadway, voire même de l’emprunter. Sauf si tu veux sortir de ta dépendance à Fabcaro, lis-le, tu vas voir, c’est tristement radical. D’après moi, mieux vaut rester sur un bon souvenir. Parce que si tu as lu Zaï Zaï Zaï Zaï + Le discours, tu as lu Broadway. Et tu vas rire beaucoup moins. Peut-être même en sortir très déprimé, car sans le rire, qui ne fuse pas, l’entre-deux doux-amer Fabcarolien ne fait plus l’effet Prozac qu’il produisait. Rien de nouveau, la même idée d’un non-évènement un peu absurde sur lequel le héros part en boucle, raconté avec quelques jolies formules poétiques ou drôles, mais pas suffisamment pour ramener le fléau de la balance au centre. Le plateau plombe côté déprime, et l'humour est cette fois trop léger pour produire cette musique mélancolique et décalée qui fait la patte de l’auteur, et la possibilité de se laisser séduire par elle. Reste un personnage paumé dans une vie minable, qui se demande pourquoi il vit, à côté duquel, finalement, les héros de Houellebecq passeraient presque pour des optimistes.
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On vous en remet une couche sur l'excellent documentaire d'arte, "Fast fashion, les dessous de la mode à bas prix", qu'on avait juste mentionné en lien dans la chronique "Géraldine en transition" de la semaine dernière. L'idée n'étant pas d'agiter les bras en poussant des cris, mais plutôt de partager avec vous un regard différent sur nos impulsions d'achat et leurs conséquences. Etant bien entendu que nous sommes personnellement loin d'être exemplaire sur le sujet. Pour celles et ceux qui n'ont pas envie de se plomber le moral, il est possible de se contenter de la première partie du doc, qui met en lumière les pratiques commerciales et marketing des grandes marques de prêt à porter, leurs ressorts de manipulation et les conséquences sur la société en général, une entreprise diabolique et effrayante.
VOUS
AVENIR
Cette semaine, Mireille nous a écrit ceci : "Bonjour. J'apprécie beaucoup votre newsletter, c'est pourquoi je me permets de signaler des documentaires qui m'ont beaucoup plu.
Sur TébéSud, "Redanserons-nous la gavotte ?". Un documentaire de Philippe Guilloux.
Sur France 3 Bretagne : "L'avenir leur appartient" : trois jeunes filles du lycée Dupuy de Lôme de Lorient. (J'y ai enseigné, ça fait longtemps maintenant !). Un documentaire de Patrice Gérard.
(NDLR : le lien sur le doc de France 3 est pour l'instant inactif. Nous avions vu ce doc nous aussi et trouvé certains propos troublants, donc intéressants, à voir s'il reviendra en ligne. On peut déjà lire l'article sur le site de France 3 et regarder la bande annonce, à voir ICI)
Ceci entre autres, ces deux sites sont une mine.
Bien à vous
Mireille
DEMAIN
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On vous signale un numéro spécial du magazine Le 1 consacré à la culture (numéro 335, en date du 24 février), qu’on aurais souhaité un peu plus prospectif, plutôt qu’un état des lieux de l’effacement de la culture en France, mais bon, c’est déjà ça.

On en a extrait quelques phrases qui nous parlent :

« Les dégâts sont considérables : la culture est le deuxième secteur le plus touché par la pandémie, juste derrière l’aéronautique »
Patrice Trapier, journaliste-écrivain

« Que cherche l’amateur de peinture lorsqu’il approche son nez d’une surface, glacée ou croûteuse, sinon à retrouver la trace des mains sales qui sont passées par là ? (...) Tout art a besoin du corps-à-corps, y compris l’art de l’écrivain pour qui une navigation sur Internet ne remplacera jamais la flânerie ou l’observatoire privilégié qu’est une terrasse de café. Toute la pensée a besoin du corps-à-corps »
Catherine Millet, critique d’art, écrivaine, directrice d’Artpress

« Nous ne sommes pas réductibles à un Homo oeconomicus qui produit et consomme. Est-ce qu’un être humain peut avoir une vie en évacuant tout rapport avec l’art ? Je ne le crois pas. Je crois que nous avons tous besoin d’un rapport profond à la poésie, à la beauté, à l’imaginaire. Et le théâtre est une belle voie d’accès à tout cela. Cette position, je refuse qu’on la qualifie d’élitiste. Il suffit de sortir de ce théâtre, et de parler avec n’importe qui dans la rue pour s’apercevoir que chaque personne transporte avec elle, dans un livre, dans un portable, ou dans sa mémoire, un poème ou une chanson »
Hortense Archambault, Directrice de la MC93, ex co-directrice du Festival d’Avignon

« Une forme de fatalisme s’installe, c’est là où se situe le plus grand danger »
Laurent Bayle, Président de la Philarmonie de Paris
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à pont-scorff, on est dans « les petits papiers »

Dans la nuit du 9 au 10 mars, l'équipe du Strapontin, la salle de spectacle de Pont-Scorff, a affiché un peu partout dans la ville (façades, abribus, camions des services techniques…) plus de trente grands messages, des citations poétiques, drôles, philosophiques, ainsi des petits messages accrochés aux poignées de portes des habitants ou à leurs rétroviseurs.

Une initiative reprise depuis hier par les écoles, la médiathèque, les commerçants, avec l'envie de poétiser toute une ville, mais aussi que l'idée se diffuse un peu partout et fasse des petits...