Aujourd’hui, 26 mars, à Sorties de secours, on aurait reçu le bon à tirer du magazine qu’on aurait bouclé la veille, tard, souvent très tard. Claudine nous aurait envoyé dans la matinée le fichier qu’elle aurait vérifié plus tôt, très tôt. Comme souvent tout aurait été ok, on aurait renvoyé un message avec un « BAT pour nous » laconique. On aurait repéré, peut-être, une erreur au dernier moment, peut-être on l'aurait corrigée et refait un fichier qu’on aurait retourné à l’imprimerie. Peut-être on aurait découvert une coquille et on n'aurait rien fait, activant la pensée magique pour qu’elle disparaisse d’elle-même, croisant les doigts pour que personne ne la remarque, à part peut-être Véronique, la correctrice de l’ancienne équipe, ou Géraldine, qui écrit la rubrique « en transition ».

Aujourd’hui 26 mars, lendemain de bouclage, ça aurait été une journée un peu particulière, parce qu’à part ce Bon A Tirer à envoyer, c’est un moment où les tensions tombent, le corps se relâche, le stress décroît. Une journée où on se lève plus tard, on s’étire, on traine devant la fenêtre, on se prépare mollement pour un déjeuner avec une copine, on s’accorde un brin de shopping, une balade. Un lendemain de bouclage c’est un jour off, sans contrainte, sans projet, sans après, sans planning, un jour où on s’autorise même à ne pas regarder sa boîte mail.

Aujourd’hui 26 mars 2020, pour la première fois depuis août 2001 et son numéro zéro, Sorties de secours ne paraîtra pas. Pourquoi ? On a d’abord cru que ce serait parce que c’était dangereux pour nos distributeurs de pousser 800 poignées de portes pour livrer le magazine. Puis on s’est dit qu’il ne resterait plus aucun lieu ouvert pour le déposer. Que peut-être, même, notre imprimeur, serait obligé de fermer. Alors on a pensé à faire un exemplaire numérique à envoyer par mail. Et on s’est rendu compte que l’agenda serait vide, parce qu’il n’y avait plus de spectacles à annoncer, que nos articles allaient parler d’endroits où on ne pouvait pas se rendre, que nos annonceurs ne pourraient pas maintenir leurs insertions pour des évènements qui n’auraient pas lieu.

On a réalisé qu’au mois de mars nous allions faire partie de ces entreprises qui se retrouveraient avec un chiffre d’affaires égal à... rien du tout. Et que sans être prophète, il en serait de même en avril, et peut-être encore après, prononcer le nom du mois d’après avril nous était impossible, comme sans doute à vous, qui aimez autant que nous le spectacle vivant, l'art, la découverte, l'intelligence. Comme ceux auxquels nous sommes liés indissolublement, les artistes, les techniciens, les théâtres, les salles de concerts, les lieux d'exposition et vous, le public...

Et là on a plongé.

On a plongé dans la possibilité d’une fin, dans l’incapacité de faire comme avant, de rebondir, de proposer, d’imaginer, d’inventer, de détourner.

Aujourd’hui, on apprend le rien, et ça nous fait beaucoup de bien.

Mais on sait que déjà que ce qui nous console, ce qui nous importe encore, toujours, au delà de cette grande inquiétude pour les autres, les soignants, nos proches, c'est ce que l'art nous procure, son inutilité essentielle, et qu'on a envie d'être là encore pour partager ça avec vous. On se dit que l'énergie reviendra plus tard. On s'en remettra. On trouvera.

A bientôt. Autrement.