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ÄKÄ Free voices of forest.
Par Jean-Louis Le Vallégant

9 avril 2022

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ÄKÄ Free voices of forest
Congo-Brazzaville
Le groupe Ndima et Sorel Eta rencontrent Leila Martial (voix, danse), Rémi Leclerc (voix, body percu, clavier) et Eric Perez (batterie, voix)

Jeudi 7 avril 2022, à L’Estran, Guidel. Un concert vu et chroniqué par le musicien Jean-Louis Le Vallégant.

Sur scène prennent successivement place trois trios. Trois danseuses-chanteuses Pygmées du peuple ÄKÄ du Congo Brazzaville. Trois percussionnistes dont deux ÄKÄ et un Bantou, Sorel Eta, le couteau Suisse du projet : ambassadeur, conférencier, manager, musicien, pédagogue, vendeur de CD et interface entre Européens et ÄKÄ… Une posture somme toute originale pour un Bantou lorsque l’on connait les liens d’asservissement entre ces communautés : les ÄKÄ sont le plus souvent asservis aux Bantous. Ces deux trios constituent le groupe Ndima. Trois européens entrent alors en scène et là : j’ai peur. Craignant l’opportunisme d’un énième collage alibi, genre deux samples (échantillons de voix) et l’affaire est dans la boîte.

Comme un jugement avant l’heure,

j’anticipe, je juge en sortant le carton rouge d’entrée, en somme. Et puis la joueuse de mignonnettes remplies d’eau en guise de flûte de pan dégaine un chorus/contrechamp, gonflée. Ses deux collègues, body percussionniste pour l’un (il « instrumentise » son corps, le baffe, le clappe, le tape, le frotte, souffle et siffle), batteur singulier et voix de basse amplifiée pour l’autre, m’alpaguent les tympans. Le menton à deux mains, j’avance alors sur le bord du confortable siège. C’est pointu et ça sonne terrible.

Attendons la suite… ce sera passionnant.

Dans une scénographie simple, façon place de village, ces trios exposent et s’exposent pour ensemble donner naissance à une œuvre originale commune, « Au service d’un son de vie, collectif » comme le présente Leila Martial. C’est la chanteuse blanche, Leila, vocaliste, Victoire du jazz « artiste vocal » 2020. La connaissance du yoddle contrepointique, elle la doit à son papa. Elle, « complètement timbrée » dès l’enfance, joue de sa voix comme d’autres du ballon, et lorsque son Papa, méticuleusement, accompagne le saphir sur le vinyl « connaissance du peuple ÄKÄ » chez Ocora, Leila déclare : quand j’serai grande, j’chanterai pygmée.

Plusieurs instants me chavirent.

Cette bourrée du Quercy en trio d’une justesse exemplaire (je souligne l’intention artistique et non les hauteurs de note), la pièce musicale dédiée à la harpe à bouche Mbelae, le son, le tempo et la virtuosité des percussionnistes blancs et noirs confondus, l’inventivité de Rémi Leclerc, initiateur masculin du projet, éblouissant, davantage d’ailleurs en body percussionniste que derrière son clavier, ou encore la fragilité des démarrages et des arrêts. Les uns, musiciens « sachants » regardent les autres, musiciens « routiniers » afin que tous se calent sur le bon tempo, au moment choisi pour transcender leurs univers respectifs. Alors tous s’abandonnent et s’engagent dans la fabrique d’une musique originale à savoir jamais conçue ni entendue jusque-là.

L’enjeu est là : préserver, respecter, transcender et magnifier la culture

ÄKÄ : entremêler les univers avec ambition. « Le gros défi, dira Leila, consistait à créer une musique originale en respectant la tradition et elle poursuit : on s’est beaucoup trompé, c’était pas ça, alors, on a recommencé ». Les séjours de travail se sont étalés entre 2012 et 2019. Pas évident, en l’absence de langue commune et de code commun, d’établir un rapport à la musique entre les membres. « Nous, on a appris à plaire, on sourit, on travaille l’attitude, la durée des morceaux… pas eux ». La notion de spectacle et de public leur est étrangère puisque la musique est fonctionnelle et circonstanciée.

Au début du spectacle les danseuses transmettent à Leila un pagne. Avec un talent renouvelé, une prise de risque d’une grande rigueur, une riche créativité, Leila fait mouche tout au long du spectacle : elle danse, imite, sourit, bruite, s’efface dans l’équipe de danseuses dirigée par la Grande Dame et lorsqu’en un même chœur ÄKÄ et blancs chantent en français on touche au subtil sublime. C’est magnifiquement juste, entouré de beaucoup d’exigence, d’humilité et d’engagement. Engagement dans la préservation des valeurs et des savoirs de la communauté, avec une réciprocité d’envies et de respect qui aboutissent au son nouveau. Un acte réussi par un team singulier pluriel. Standing ovation, je retire les deux mains du menton et m’assoit bien au fond du siège de l’Estran et demeure les yeux et la tête rivés sur la scène.

ÄKÄ ?

Sorel Eta qualifie leur musique de contrepointique (l’art de mélanger simultanément sur une même durée des notes et des rythmes différents – cf Bach – ou plus simple lorsque quatre personnes chantent en canon « Frères Jacques ») où chacun chante une phrase différente de l’autre. Tous différents mais tous ensembles et complémentaires sur une même durée (pas de « rendez-vous au tas de sable », tout le monde fini en même temps). Cette forme musicale chantée utilise le yodel – cf le chant tyrolien. C’est une expression musicale remarquable reconnue comme telle par l’Unesco au titre du patrimoine mondial de l’humanité. Habituellement, musique et danse ponctuent la vie des ÄKÄ, peuple nomade aujourd’hui contraint à se sédentariser (déforestation, vie citadine…). Parmi ces instants de vie célébrés musicalement on trouve des changements de campement, des grandes chasses, les funérailles… juste magnifique.

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