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On a lu « Cher Connard », de Despentes

Par Isabelle Nivet. 22 septembre 2022

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Despentes. Cher connard

Une couv’ qu’on rêve de tenir devant soi dans un train ou un métro. Un titre entre provoc’ et manifeste, où se révèle un des thèmes du livre : oui, tu es un connard, mais tu m’es cher. Tu es un ami cher, même si tu t’es conduit comme un connard. Et on peut aimer des connards, croyez-moi.

Oscar est un connard. Oscar a publié quelques livres avec du succès. Oscar ne se rend pas du tout compte – mais alors pas du tout – que ses comportements sont abusifs, violents, égoïstes, sexistes. Oscar est la caricature de l’odieux. Oscar picole, prend des trucs, rentre défoncé chaque soir, après avoir passé la soirée avec des amis auprès desquels il s’est rendu spirituel par la grâce d’un rail aux chiottes ou d’un alignement de shots de tequila. Oscar devrait remercier Virginie. Car finalement, Despentes, elle est bien sympa avec lui, elle lui trouve des circonstances atténuantes, dans une addiction dont elle fait un portrait blanc.

C’était pas sa faute, à Oscar, sa manière de se comporter avec son attachée de presse, la harcelant au point de la faire craquer, lui faisant vivre l’enfer d’un désir imposé. C’est jamais complètement leur faute. Et peut-être que c’est mieux de le voir comme ça. Pas un méchant. Juste quelqu’un qui s’est fait bouffer par un rôle, une posture, des repères faussés. La zone grise elle est là, dans ce roman où la nuance est reine, pour peu qu’on se donne la peine de soulever un peu le masque dont Despentes s’affuble parfois elle-même, avec des postures et des déclarations parfois violentes.

Depuis longtemps, le schéma récurrent d’un Despentes, c’est un roman bourré de personnages qui prennent en charge la parole de l’autrice et ses engagements, notamment féministes. Et c’était relou. On attendait une histoire, et finalement on avait l’impression que ces fictions qu’elle nous fabriquait n’étaient que des prétextes, que ses personnages n’étaient que des porte-plantes, les vecteurs de sa rage. Que tout ce qui l’intéressait, et frénétiquement, c’était dire, dénoncer, dégoupiller. Ses personnages se retrouvaient désemparés, une grenade à la main, sans autre choix que nous la balancer dans la gueule. Et nous on laissait passer l’orage en attendant que le récit reprenne. Et donc il se passait quoi quand on lisait un Despentes ? On partait en voyage, on se laissait embarquer dans une histoire avec des personnages singuliers, rock’n roll, c’était chouette. Et au beau milieu d’un rebondissement, un discours plaqué, planqué. C’était pas que ce qu’elle disait était pas intéressant, surtout quand on est d’accord à 99,99 % avec elle. Mais c’était pas le moment. Comme quand on est à l’apéro avec des copines, que c’est léger, cool et fun, et qu’il y en a une qui débarque et plombe l’ambiance avec [compléter au choix].

Et donc voila Cher Connard, et notre Virginie qui trouve exactement la juste place, le bon angle, le langage adhoc, pour dire les choses. Punk’s not dead, vive Laclos, à qui Despentes est comparée pour la forme épistolaire de ce roman, où trois personnages prennent la parole. Enfin surtout deux, Rebecca et Oscar, sous la forme d’un échange de lettres – d’où le « cher » de « Cher connard » – entre ces deux personnages qui n’auraient jamais dû arriver à se parler, mais qui y parviennent – la magie d’une amitié qui peut parfois jaillir malgré les différences :

« La vie a le sens de l’humour. Quand je pense à nos premiers échanges, je réalise qu’il était peu probable que tu changes ma vie. Et que tu changes la tienne »

Oscar est un auteur. Il est bien placé pour incarner le harcèlement, le masculinisme, et relayer l’engagement de Despentes en termes de féminisme. Et à la fois, Oscar est fragile, Oscar est timide, Oscar est faible. Et Oscar écrit pas mal du tout. Et ça c’est beau. Elle les aime, ses personnages, Virginie, elle nous les donne en pâture mais elle nous montre la nuance : oui, un putain de connard qui pousse une meuf au presque suicide peut aussi être un mec sympa et fin, un mec tendre et timide, un mec drôle et fiable.

Rebecca est une actrice. Elle est légitime pour relayer la vision du cinéma de Despentes. Elle est féministe et très engagée. Elle est belle, elle est douée, elle a un vrai caractère, elle ne se laisse pas dominer, elle mène sa vie, ses amours, sa sexualité, sa carrière, librement, avec force et parfois provocation, voire violence. Rebecca incarne le féminisme quotidien, nuancé, parfois dans l’erreur, parfois dans la reproduction de schémas. Pas dans la théorie, mais dans la réalité. Un féminisme qui cherche avant d’affirmer. Despentes s’est beaucoup exprimée sur le cinéma, comment il façonne nos imaginaires, nos comportements, notre vision du monde. Comment un cinéma produit et réalisé majoritairement par des hommes de plus de cinquante ans, socialement et financièrement privilégiés, porte forcément sur le monde un regard depuis cette place-là. Despentes a parlé, témoigné, écrit. Elle connait bien le milieu, elle a réfléchi, fait tomber les représentations et il lui importe de nous faire comprendre à quel point le cinéma est un danger pour nos pensées, nos relations, nos positions ; à quel point il façonne une société et contribue à placer les hommes et les femmes de la vraie vie dans des rôles, des cases, des prisons. Jusque-là, oui, elle avait déjà dit tout ça. Mais placer ce discours dans la bouche d’une comédienne, ça marche. Rebecca fait avec son monde, sa construction. Elle fait comme elle peut. Et accessoirement Rebecca est aussi une junkie. Rebecca a plus de 50 ans. Elle le sent, elle le sait, elle le dit. Sa vie d’actrice change, sa vie de femme change, mais enfin, merci Despentes, c’est sans doute la première fois qu’une parole si juste est posée sur cette période de la vie. Ouais, vieillir, ça change des trucs, ça soulève des peurs, et alors ? Il y a toujours de la joie et du culot, de l’excitation et de la découverte. Despentes pose l’âge à l’endroit exact où il doit être : ni dans la nostalgie ni dans la déprime. Pas un problème :

« C’est le contraire de la nostalgie, les choses arrivées sont là à jamais – et on ne peut pas me reprendre ça – je suis ce passé et je le chéris »

Enfin le troisième personnage, Zoé, l’abusée, Zoé la Metoo, et la zone grise entre consentement et harcèlement, entre insupportable et apathie. Zoé la fragile et la guerrière, qui dit le point de vue des victimes, pas si noir, pas si blanc, si complexe.

Trois personnages qui sont des merveilles, comme dans la vie, plein de facettes.

Personne n’est jamais QUE un connard.

Mais surtout, Despentes écrit ici différemment. Et moi, une autrice qui questionne son écriture, j’aime. J’aime Despentes. Profondément. Pour sa colère, et pour son écriture. Une autrice qui inspecte, défait, refait, et travaille sa phrase comme une couleur, un bloc de terre, ça me plait. Et ses mots aussi. Capable d’utiliser le mot « trope » dans une phrase sans avoir l’air emprunté ni docte :

« Donc quand je dis : « je t’arracherai les yeux », ce n’est pas un trope, c’est une menace – je trouverai toujours dans ma garde rapprochée, un boxeur, un Hells ou un mercenaire pour dénicher ton adresse et te faire sauter les yeux à la petite cuillère le jour où t’y attendras le moins.»

Capable de tournures délicates mixant le trash, la violence et le quotidien. Capable de révolte et d’indulgence. Capable de poésie, de beauté, de finesse, d’émotion et de grands coups de pompes dans la poubelle.

Enfin, prêtez attention à ses virgules. A son usage des virgules. Une économie, une épure de virgule. Dézinguées, les virgules de trop, désormais les mots s’enchaînent en apnée, sans autre respiration que celle que l’intelligence du lecteur voudra bien lui faire prendre. Chaque virgule écrite par Despentes est une virgule voulue, décidée, traversée par une intention, un désir. Un vrai plaisir de lecture.

 

En résumé ? Sans doute le meilleur de Despentes. Le plus aligné, le plus juste, le plus équilibré, le plus intelligent. L’alliance du fond et de la forme, du sens et du romanesque. La forme parfaite d’une pensée originale, au sein d’une œuvre littéraire classique. Un gant de velours dans une Doc Martens coquée, un tatouage « No futur » sous un décolleté à rubans XVIIIe.

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