Chloé Moglia. La Tête à l’envers

Il y a trèèèèès longtemps, j’avais rencontré Chloé Moglia au Grand théâtre de Lorient, dans les loges. Je me souviens très bien de ses joues encore toutes rouges de l’effort, de son petit nez en trompette et de ses grands yeux bleus de poupée de porcelaine. C’était pour Rhizikon, une pièce où le vide est égal à la hauteur d’un tableau d’école et la démonstration brillante, où la craie raconte les sensations d’une suspensive*. Aujourd’hui encore, un spectacle qui reste vif dans ma mémoire. Rhizikon c’était en 2009 et quinze ans plus tard, la pièce tourne toujours. Et Chloé n’a pas beaucoup changé, à part ses cheveux longs coupés comme une botte de blé d’été. Elle a toujours cette même façon de planter son regard dans le tien, de rencontrer l’autre, d’entrer dans la théorie et la pratique.

Et Rhizikon tourne toujours, avec six ou sept autres spectacles (La Spire, Horizon, Bleu Tenace, L’oiseau-ligne, O, Midi-Minuit, Rouge merveille) que la compagnie de Chloé joue avec ses copines suspensives, ses chauve-souris amies qui font vivre un répertoire comme on le souhaiterait à toutes les compagnies.

« On a commencé avec les reprises de rôles, lorsqu’une de nous est tombée enceinte : il fallait le temps de rentrer dans quelque chose. On a découvert le bonheur de se repasser les rôles et de voir son spectacle interprété par quelqu’un d’autre. Et ça permet aussi de ne pas s’essouffler et de faire autre chose. La durée est une notion importante dans notre métier, la suspension. La durée nous permet de renouveler le plaisir de vivre un spectacle et le donner, mais aussi de le creuser, de faire la même chose sous un autre angle. Les spectacles grandissent, se peaufinent, comme une bonne bouteille de vin !»

Après avoir passé deux ans en compagnonnage avec les scènes du Golfe, à Vannes, la compagnie est aujourd’hui installée à Tredion, entre Vannes et Ploeren

« Tredion est devenue la capitale mondiale de la suspension ! On y fait des formations, nos répétitions, on y stocke notre matériel, on y reçoit des artistes en résidence… Dès lors qu’on s’est installés là- bas, on a décidé de s’ouvrir aux gens de ce territoire et chaque année « Le chaudron de printemps » rassemble toute l’équipe (dont une dizaine de suspensives*) pour travailler ensemble, s’entraîner pour la tournée estivale (ndlr : la majeure partie des spectacles de la compagnie Rhizome sont donnés dans l’espace public ou la nature, donc plutôt l’été) et on ouvre les répétitions au public ».

Pour O, nouvelle création, on est en intérieur, sur un plateau nu, juste avec Chloé. Et un cercle de 3,50 m de diamètre posé au sol, réalisé dans un alliage spécial, recouvert de scotch coton blanc. « Comme un bout de spirale, qui tient debout comme un O, que je suis sur le plateau. Il y a des voix enregistrées, de la musique, et un peu de ma voix en live, et des jeux avec les mots autour du O : est-ce une bouche, un visage, un zéro ? Je vais dans la rêverie, dans le ludique, dans des endroits qui fabriquent des paysages à regarder. Ce n’est pas une histoire, mais plein de petites histoires, avec des bouts de papier, des lettres, un tableau, un espace à dessin. C’est joyeux, très mélangé ».

* Suspensive, pour ne pas utiliser le mot « acrobate », dans lequel Chloé ne se reconnait pas. Son geste artistique est celui de la suspension, pas une prouesse acrobatique. Elle dit : « Etre suspendue, c’est réfléchir et s’émerveiller. C’est mon travail, une manière de chercher. Etre suspendue, ce n’est pas un dépôt ni un repos. C’est demeurer dans une inquiétude avant la réponse, pour multiplier les possibles. Des réponses à des questions poétiques, pas concrètes. Tant qu’on tient, on fabrique des questions sans mots. La suspension c’est un sursis, un temps pour ne pas savoir. Les esprits se suspendent en même temps que les corps. La physicalité bouge l’esprit, l’idée qu’on se fait des choses : on rêve, on songe, et ça devient un paysage, avec des récits, des réflexions  »