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Muriel Louette. La peinture sur carton

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Être la somme de ses amours


Chaque fois qu’on va voir Muriel Louette - et on la connaît depuis longtemps - on découvre un nouvel univers, une nouvelle patte, de nouvelles séries, appuyées sur les anciennes. On ne peut pas parler de Louette à l’instant T, parce qu’elle est la somme de toutes ses histoires d’amour avec la peinture. Comme la toile de certains peintres, qui se nourrit du temps, des couches de couleur successives, son parcours est fait de strates, de périodes, d’emballements, d’essais, de recherches. Des peaux successives qui l’ont habillée pour mieux s’en débarrasser aujourd’hui, la voici à nu, au plus simple, au plus efficace, comme s’il avait fallu traverser la technique, les techniques, pour enfin retrouver le dessin, la lumière. Louette est une théoricienne de la peinture, une gourmande d’histoire de l’art. Elle se fond dans dans les glacis, les blancs, les préparations. Elle cherche et note comment réagit le papier, comment se comporte le carton, se coltine les châssis, tend ses toiles. Elle étudie les maîtres, elle découvre les nouveaux, et nous avec, comme l’extraordinaire Avigdor Arikha, avec lequel elle est « rentrée en amour, subjuguée » et dont le nom tombe à la toute fin de l’entretien. Elle cite les mots de ses commensaux, des mots notés à grands coups de feutre noir dans ses cahiers, elle s’extasie de leur travail, elle tombe en amour, en dévotion. Elle n’aime rien tant qu’à réfléchir à ce qu’est la peinture, comme une intellectuelle instinctive, pour revenir toujours à l’évidence de la technique, et l’absolue nécessité du dessin.



Suivre la course du soleil


Le dessin le voilà sur ses cartons, exécutés en un temps contraint, trois heures, pas plus. Trois heures pour arriver à un résultat qui n’a rien de l’esquisse, a tout d’une richesse qui était jusque là le fruit du labeur et du temps : « Je devais me débarrasser du côté laborieux de la peinture. Trouver une forme de détachement ». Tout est condensé, concentré, comme si les heures, les jours qu’elle passait jusque là à attendre le séchage, à superposer ses glacis, à rajouter du blanc ici, une larme de jaune là, ça n’était plus la peine. En trois heures tout est là, direct. « La lumière, à présent, je l’inclus dans la couleur, je n’ai plus besoin de l’effet technique du glacis ». Et oui, c’est stupéfiant, dans ce travail simplissime, où l’économie de moyens est tangible, on retrouve la même impression que devant ses toiles hyper travaillées où la lumière se crée à coups d’innombrables touches de peinture. « Et pourtant tout est faux ! C’est l’illusion du réel. C’est une lumière sur trois heures. Et je la laisse dans le dessin ». Sur chaque carton, on retrouve donc la traversée du temps et de la lumière, celle qui était là au début, et les suivantes, une heure plus tard, deux heures plus tard : « Je suis la lumière comme un cadran solaire… J’aime beaucoup les ombres portées, l’indication du temps. Le matin je travaille dans la véranda, le soir dans mon atelier. Je suis le soleil. La lumière met en scène la vie, comme sur un comédien au théâtre  ».



Salir la toile


« Un tableau, tu as préparé et tendu la toile, c’est fastidieux. Le carton, je n’ai pas besoin de le préparer ». Ce carton, qui se rapproche davantage de la feuille que de la toile, on peut y faire ce qu’on veut, on peut s’y sentir libre, on ne réfléchit pas des heures avant de poser une première couleur, avant le pinceau tremblant de l’attaque. « Je suis plus audacieuse sur le carton, elle dit. J’arrive à désacraliser le geste ». Elle dit qu’elle se sent autorisée à « mal peindre », mais oui, ce fondamental droit à l’échec, à l’imprécision, au brouillon, mais oui, mal faire, l’indispensable prélude au chef œuvre, la nécessaire prise de risque sans laquelle rien n’arrive, celle qui donne la possibilité du sublime. « Je le prends comme un exercice, je me donne une stratégie nouvelle à chaque fois, comme si j’étais ma propre prof, qui me donnait un sujet ». Ces trois heures, elles viennent de là. Des cours qu’elle donne aux Beaux-arts de Lorient. Des séances de trois heures, où elle a fait appliquer des choses à ses élèves avant de les appliquer elle-même. Inspirée par Véronèse, elle leur enjoint de « salir » leur toile avant de commencer, pour ne plus avoir peur de se lancer : « Sinon, il ne passera rien du tout ». D’Ingres, elle leur transmet l’importance du dessin. Ingres, qui dit d’une manière joliment désuète « Quand le dessin est en place, on a bien assez de couleur », traduit chez Louette par : « Plus le dessin est solide, plus vous serez audacieux avec la couleur ». Chez Degas, ils vont trouver l’élan pour oser le vide, le rien, l’espace, faire vibrer un mur, un sol nu, un champ ou un parquet. Des consignes qui se retrouvent alors dans les cartons de Louette, et initient des séries thématiques, les ombres portées, la théorie des couleurs froides ou atténuées (qui reculent) et des couleurs chaudes, saturées (qui avancent) : « J’enseigne, et j’applique ce que je leur apprends dans mes tableaux ».



Se méfier des apparences


Mais son dessin, elle le fait avec le pinceau directement, passant outre ses propres directives. Plus besoin de tracer avant : « J’ai pris de l’assurance. Quand tu es prof, tu passes ton temps à redresser, à corriger ». Chez la Louette, le dessin, depuis toujours, chemine avec sa logique interne, comme celui d’une tondeuse à gazon sur un stade : « Je commence par le bas et je monte. Comme je ne dessine jamais avant, je choisis des compositions simples, frontales. J’ai désintellectualisé l’image. Simplifié l’image et le geste. Je vais juste chercher des cadrages. Je me balade dans la maison, des choses apparaissent. Je cadre ce que je veux avec mes doigts, je sais mentalement où les éléments vont être situés sur la toile. ». Un peu comme dans un accrochage en galerie, finalement, où on agence les formes et les couleurs des toiles entre elles, ou comme l’aménagement que dessine un décorateur. Comme une mise en abyme, les nouveaux sujets de Louette ont tout à voir avec le quotidien, le décor domestique  : des meubles, des objets, des bouquets, des chaises, qui ont l’apparence de la réalité, dessinés presque à l’échelle 1. Leur opacité, leur matité, l’absence de reflets que pourrait créer l’huile, n’est pas un obstacle au pouvoir d’évocation du dessin, au contraire, les sujets surgissent, avec une présence écrasante, dotés d’une existence propre malgré l’absence de naturel. Peu de lignes de fuite, une illusion d’aplats. Un hyperréalisme non réaliste. Ambivalent, certes, mais c’est pourtant dans cet entre-deux que le regard se perd, entre cette puissante évocation de l’objet et ses incohérences techniques. Ambivalent encore, cette fausse idée du décoratif, on regarde d’un œil, oui des fleurs, un bouquet, c’est joli, des fleurs, c’est pop, ce baby-foot, et puis comme toujours avec elle il y a quelque chose qui nous fait dire non, non ce n’est pas ça, ça n’est pas décoratif, ça n’est pas de l’illustration, c’est autre chose. Peut-être la réponse est-elle à trouver dans son rejet du « bien faire », du « bien dessiner » ?



Se laisser faire


Ou dans l’espace. Une gestion de l’espace parfaite, mais non académique, nous troublant parfois par la débauche de blanc autour du sujet, tantôt par l’occupation au maximum du format, faisant jaillir les objets comme s’ils débordaient du carton : « J’aime qu’on croit que le format a été fait pour l’élément ». Son baby-foot, notamment, est installé comme un pachyderme dodu dans tout l’espace du carton : « C’était trouver comment être presque grandeur nature, sans déborder ni toucher la butée de carton. Il y a ce terme : commensurabilité, qui pour moi illustre l’effet que je recherche, le format de la chose dans un cadre défini, en fonction du corps du spectateur. Le rapport quotidien du corps à l’objet, pour ne pas être dans une représentation illustrative ». Cette presqu’échelle 1, en effet, vient nous happer physiquement, elle vient nous chercher comme si l’objet sortait de la toile, se dilatait, entrant dans notre sphère personnelle, comme s’il nous parlait de trop près, nous procurant une délicieuse petite gène, comme s’il voulait forcer notre intimité, s’asseoir trop près de nous, brûler les étapes, et nous, on va se laisser faire…
Isabelle Nivet


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