Le premier album de Touta, « Hybride »
Par Jean-Louis Le Vallégant. Vu à Clohars-Carnoët le 20 mai 2023.
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« Tous des pédés… »
Il y va pas de main vive, Erwan 8.6, en interpellant les musiciens de TOUTÃ, qui entrent en scène. Erwan, tout lui est un peu permis ici, manifestement : d’abord c’est sa fête aujourd’hui (en Bretagne on célèbre la Saint-Erwan en ce samedi) et puis, comme dit ma voisine tatoueuse pizzaiolo vendeuse de produits naturels par correspondance : « Y en a sans doute un comme ça dans tous les villages ». Pantalon de treillis, crâne mal rasé pétri de cicatrices, sac au dos, T-shirt des Béru, Erwan 8.6 fait son intéressant, comme aurait dit ma mère. Il arpente le parvis de la mairie de Clohars-Carnoët, façon Lider Maximo (Surnom de Fidel Castro, ndlr) titubant sous le « Liberté, Egalité, Fraternité ». « Vous en faites pas, Monsieur, tout va bien se passer » lui répond alors, avec classe, Tibo Niobé, le leader du groupe, en enfilant… sa guitare.
La scène c’est une remorque High-tech, mise à disposition par la mairie, organisatrice de la Fête de la Bretagne. Sur la remorque, c’est un peu la dream team des zicos du genre : une confluence world, fusion, jazz, trad digérée, malaxée, personnalisée, intégrée. Erwan Volant tient la basse à cour. À gauche de Niobé, Gab Faure chausse le violon et la guitare ténor (une guitare 4 cordes destinée initialement à permettre aux joueurs de banjo ou de mandoline, voire de violon comme Gab, de varier le timbre de leur jeu et leur fonctionnalité dans l’orchestre), Yeltaz Guennau dispose à jardin ses flûtes, cornemuse et duduk. Derrière, deux batteries, celle de Jérôme Kerihuel et celle de Quentin Juillard.
Et devant la remorque : rien.
Le public s’est cassé. Y a eu crêpe, bock, frite, gavotte du Big band de Maurice, et hop au lit. Demain y a pas école, mais ça caille, pas le moment de remettre le couvert infectieux. Restent vingt pellos, quelques gamins qui s’éclatent devant la scène et Erwan 8/6 qui continue d’invectiver en haute place le combo.
Deux morceaux seront nécessaires pour caler le son, normal. Les conditions techniques d’une place de mairie ne seront jamais celles d’une salle de spectacle : les marchands du marché ont remballé plus tard que prévu, les gamins n’étaient pas prévus à chanter sonorisés… La belle générosité des organisateurs a eu raison d’un planning trop justement pensé. Les tekos pestent, mais un tekos c’est comme un commerçant, dire que ça va bien, c’est louche. Pas grave, on est là, solidaires, présents aux côtés des musiciens, pour une première date « estivale ». Quelques jours auparavant leur premier album « Hybride » (Paker Prod 037, distribution Coop Breizh) a pris place dans les bacs.
Le métier des garçons parle suffisamment pour contourner les affres organisationnelles. L’orchestre réuni par Tibo Niobé tourne autour de ses compositions, de ses influences (la fusion jazz rock, le trad d’ici et d’ailleurs, notamment la musique réunionnaise d’Alan Péters, et tout le reste difficile à inventorier). L’entame s’avère prometteuse, je mets la capuche de ma vareuse, ça va l’faire. Le son de Christophe Sizorn aux manettes est top.
Erwan 8.6 vocifère ses conneries en descendant dans la fosse, mais, c’est assez touchant, il sera pris en charge par deux balaises venus de la terrasse du bistrot d’en face. Pas bombers, pas gros bras style « securex », non, tongs et lunettes de soleil sur le haut du crâne : « Salut Erwan, ça gaze, tu sais faut arrêter, dis pas des choses comme ça, tiens, prends une clope, non, non, arrête de gueuler, on veut passer un moment chouette avec les gamins… »
Reprise d’Alan Péters, compo pour la filleule de Niobé, le set se déroule de manière très harmonieuse. Sur scène, d’évidence, Tibo Niobé sait ce qu’il veut, il dirige à vue, au pied, à la main et c’est très beau à voir. Appel aux nuances sous l’impro, coup d’oeil de connivence pour reprendre le thème, sourire aux uns et aux autres au moment du Tihai (unisson vertigineux) final. L’émotion, la virtuosité, le rythme s’invitent sous la bâche et la confiance des autres musiciens envers le leader, le plaisir d’être ensemble dans le froid sont vraiment palpables. Vu sa configuration, l’orchestre/le groupe pouvait sonner comme une addition de virtuoses sans âme. Il n’en est rien, Niobé pilote sa barque de manière généreuse et juste, pleine de rigueur. La palette instrumentale s’impose, chaque solo est investi, soutenu. Les uns et les autres savent, au moment de la parole distribuée, s’en emparer, le temps du solo, pour s’extraire du pot commun. La direction dynamique du leader fait monter la mayonnaise derrière le soliste, comme pour le pousser dans son retranchement créatif. Il sera d’ailleurs intéressant de revoir l’ensemble après quelques prestations, cela devrait devenir encore plus passionnant. Le collectif créatif est là face à nous, et les conditions n’entament en rien son plaisir et sa connivence réelle, spontanée. La posture scénique des uns par rapport aux autres est assez bluffante par son humilité. Le soliste est mis en valeur dans une douce façon de s’éclipser de notre champ visuel, les unions d’instrumentistes se font les yeux dans les yeux, c’est très chic tout cela, pensé, ressenti, pas préparé.
Au moment de l’ultime morceau, sous le regard attendri du bassiste, trois gamins s’éclatent, rejoints par Erwan 8/6 qui danse. Ils le savent, les musiciens, tenir des gamins une heure et demie en haleine, dans le froid, c’était pas gagné. Et nous autres on se trémousse, embarqués par le dernier tour de piste d’une proposition bigarrée.
« T’as pas une clope ? » demande au sortir de la scène Erwan 8/6 à Tibo Niobé, qui ne fume pas. Et devant nous il lui tend 20 euros en lui disant, haussant le menton : « File moi un disque alors ! »
Un concert vu par Jean-Louis Le Vallégant à Clohars-Carnoët, samedi 20 mai
TOUTÃ (« tribu », en gaulois)
Leur page sur le site de Paker prod
Live au Théâtre Max Jacob, Quimper
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