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Alain Damasio. Déclaration d’amour vache

Isabelle Nivet chronique « Les Furtifs », d’Alain Damasio, en mars 2021

On a adoré « Les Furtifs », mais ça on s’en fout. Il faut qu’on vous dise ce qu’on en a pensé, et c’est dual. Et brillant. Une vraie expérience de lecture, à faire absolument.

On a choisi de se mettre dans les oreilles« Valtari » de Sigur Ros, pendant que notre voisin fait ses exercices de trompette, et parce que – ce n’est pas un hasard même si ça y ressemble – ça colle vraiment bien au bouquin.

Damasio, on a commencé à en entendre parler pendant le premier confinement, alors qu’on était en pleine déroute émotionnelle, perdus dans les questionnements sur cette société qui ne bougeait rien malgré les signes qui lui étaient envoyés. C’est notre copine Véro qui avait prononcé son nom au détour d’une conversation où pointait le désespoir et la rage. Auteur, activiste, intellectuel, l’homme s’écoute pour sa parole fluide, son optimisme et ses idées pour un futur différent, qui ouvrent des pistes et donnent l’espoir d’un monde redessiné sous formes d’archipels alternatifs. Ces idées, il les partage volontiers auprès des médias, et l’on trouve de nombreuses interviews de lui où son esprit affûté ouvre des portes dans nos cœurs serrés, mais surtout dans ses livres d’une science-fiction dustopique – pour créer un mot valise à sa manière – où il plante les graines de nouvelles voies pour l’humanité. On a extrait cette phrase d’un entretien sur France culture où il dit à peu près ceci : « Je cherche à empuissanter les gens par l’imaginaire… » Dans le même raisonnement que celui de Cyril Dion, c’est-à-dire sortir du factuel et des chiffres effrayants, dépasser le stade de la prise de conscience et proposer des « histoires » qui servent d’exemple, des modèles désirables dans lesquels nous puissions nous projeter.

Ces idées, Damasio les développe dans ces romans de SF, qui, au-delà de la grande et possible histoire, sont aussi des histoires intimes, des scénarios romanesques, multiples, qui se croisent au fil des pages. L’histoire d’une société à la Black Mirror, possible – probable ? – évolution de la nôtre, extrapolée avec une créativité époustouflante. Presque pas de la science-fiction, en fait. Les furtifs, c’est juste aujourd’hui en pire. Livre monde, il décrit cet avenir avec un luxe de détails hallucinant, reprenant nos réalités, émergentes ou ancrées, bonnes ou mauvaises (traçage, contrôle des individus, mainmise des GAFAM, graff, parkour, ZAD…) et les développant, les amplifiant, les magnifiant, les sophistiquant, avec une richesse de description qui laisse le lecteur sur le cul. Avec un foisonnement d’inventions horriblement géniales, comme la privatisation des villes et leur accès découpé en forfaits standard, premium ou privilège : ainsi la ville d’Orange est-elle la propriété de la société Orange, Paris celle de LVMH et Cannes celle de Warner. Bordel de merde.

Chaque ligne se lit bouche bée, avec la conscience aigüe de traverser une œuvre exceptionnelle. Une conscience démultipliée par le champ sémantique extraordinaire de l’auteur. Lire Damasio, c’est comme déchiffrer une langue étrangère qu’on ne connait pas mais dont on comprend tout. Chacun de ses mots, inventés avec gourmandise, jubilation et intelligence, se devine parce qu’appuyé sur la logique, le sens, les affinités, l’histoire, la société, le jeu. Lire Damasio c’est ouvrir une boîte de chocolats où chacun est différent, familier et étrange à la fois, ouvrant l’esprit et l’imaginaire, allumant une flamme de plaisir en nous, nous faisant ronronner et jouir. Une pure poésie du mot. 

Lire Damasio, c’est faire une expérience rare. C’est voler avec lui dans un univers de mots enivrant, auquel s’ajoute une expérience visuelle, avec la création d’un univers typographique spécifique pour chaque personnage. Et donc, après la lecture d’un premier chapitre d’une réussite absolue, tant en terme de scénario que d’écriture, un chapitre lu en apnée, on lui parlait, à Damasio, on lui disait « Putain Alain, ne nous lâche pas, ne débande pas, tu places la barre tellement haut, tu m’as emmenée tellement loin, j’attends tellement de toi maintenant, ne me déçois pas. ».

Mais, trop tard, le mal était fait. Par son talent, il nous avait rendu impitoyable. Voila. La plus petite faute de parcours nous agace, on aurait tellement voulu rester tout en haut,  en haut, au pic de cet orgasme littéraire, mais non, on redescend– avant de remonter, bien sûr, mais on redescend, lorsque l’on réalise que, comme l’a pointé Le masque et la plume, par moments, « Damasio se regarde écrire, ce qui devient extrêmement fatiguant ». On n’aurait pas forcément employé cette expression toute faite, typique de l’émission, qui elle, s’écoute beaucoup parler, mais… Autant l’homme est un créateur de mots et de mondes, autant sa phrase, son flow, son style, peuvent être à la limite du pompeux, du démonstratif, de l’affecté. Certains dialogues sont pour nous trop ampoulés, trop écrits, manquant de naturel, trop chargés d’idées, comme si l’auteur avait tellement à dire qu’il fallait en mettre plein la bouche à ses personnages, pour ne rien oublier. Au détriment du style. Damasio a choisi de décrire l’organisation d’un monde par l’intermédiaire de dialogues ou de POV (Point Of View), à l’intérieur desquels il s’applique à ne pas laisser de zones d’ombres pour que le lecteur comprenne bien, et c’est lourd. Ses phrases sont tellement pleines d’informations qu’il n’arrive plus à les faire swinguer. On peut tomber dans le démonstratif, le pédago, et c’est gênant, non pas que ce soit un problème d’expliquer un système et un univers, mais qu’on nous glisse ça en loucedé dans les conversations, ça manque de subtilité. Et il y a le lyrisme, l’émotionnel, omniprésent, trop lourd à notre goût. Des révélations dingues, des rencontres inoubliables, des moments exceptionnels, des yeux incroyables, des personnalités inouies, des façons de se tenir, d’être, tout est si intense qu’on a parfois envie de lui demander d’en faire un peu moins des caisses. Trop de trop, trop de tout.

  

Et les furtifs, c’est quoi, alors ? Une invention géniale : des créatures aux capacités mimétiques exceptionnelles, capables de se planquer dans un cube blanc des murs au plafond. Lorsqu’un·e humain·e en voit un, le furtif autofossilise sa trace en se céramisant, après avoir laissé sa signature au mur, un glyphe entre testament graphique et idéogramme identitaire. Brillant.

 

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