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Dispak Dispac’h. Plein la gueule

Première de Dispak Dispac’h, de Patricia Allio. Théâtre de Lorient 3 novembre 2021

Peut-être tu as vu l’affiche, le flyer, les photos. Peut-être tu as retenu les mots réfugiés, tribunal des peuples, crimes contre l’humanité, violation des droits… Peut-être tu as lu mon article, le récit de ma rencontre avec Patricia Allio. Peut-être tu t’es dit oh non, les trucs de migrants merci ça va me plomber j’ai pas envie de ça en ce moment. Je le sais je me suis dit ça aussi. Mais moi j’avais rencontré Patricia le 1er novembre, le jour de la Toussaint, le jour des Morts. Et j’avais plongé la main dans son cœur, et j’avais senti ses battements et j’avais senti les millions de cœurs pour lesquels le sien à elle battait. Patricia, elle va pas pouvoir aller te voir toi, toi, et toi, et toi aussi au fond là-bas pour te convaincre juste en te regardant avec ses yeux mouillés et son petit air entêté.

Peut-être que moi non plus, mais je te raconte, au moins. Tu vois, tu vas arriver au théâtre, et tu vas pas t’asseoir dans la salle, mais derrière le rideau, sur la scène. Tu vas enlever tes chaussures, tu vas trottiner en chaussettes jusqu’à l’espace de jeu, clos comme un lit breton, cerné de praticables. Tu vas en choisir un, tu vas t’asseoir en tailleur, le plus droit possible, en te disant faut que je reste concentrée faut pas que je pense à autre chose et non tu penses pas à autre chose tu écoutes tu comprends cet acte d’accusation sur la violation des droits des personnes migrantes et réfugiées que la belle Elise Marie et ses cheveux de folle vénitienne dévide comme une pelote de fil de soie. Peut-être tu vas pleurer. Peut-être tu vas serrer les poings dans tes poches. Peut-être tu vas réaliser que ceux qui sont assis en face de toi, à côté de toi, derrière toi, ont le même regard, grave, exactement en équilibre entre sidération et espoir, mais pas désespéré, non. Mobilisé.

Et puis Bernardo Montet va danser, de sa belle puissance, une danse de la fatigue, une danse de l’épuisement, une danse des nerfs, une danse de l’inacceptable, une danse de la violence, une danse qui dit non. Non. Il dit non avec son corps. Et puis il y a Stéphane Ravacley, tu le connaissais pas ce boulanger de Besançon et ce matin c’est comme si c’était le Dalaï Lama qui t’avait pris dans ses bras. Stéphane, il a dit non aussi, quand on a voulu expulser son apprenti, Laye. Stéphane il a dit non et il a arrêté de manger, et aujourd’hui une proposition de loi portant son nom a été proposée à l’Assemblée Nationale. Stéphane il est là, en scène, tu le vois tout de suite, il ressemble à François Hadji-Lazzaro tu t’attends à entendre la ritournelle du bar-tabac de la rue des Martyrs. Stéphane il ressemble à Abel Tiffauges, l’homme qui sauve, le Roi des Aulnes, Stéphane est un géant mythologique, Stéphane est un Juste.

Tu te dis que c’est du blabla de gonzesse trop sensible, d’écrivailleuse qui en fait des tonnes, là, en me lisant ? Ben non. Stéphane, on aurait pu faire le spectacle entier rien que sur lui – pardon aux autres. Stéphane qui a donné 200 interviews alors qu’il n’était jamais sorti de son fournil, Stéphane que voilà sur scène, racontant son histoire à sa façon, avec sa vérité très simple, Stéphane avec ses grands bras qui portent, enveloppent, bougent et dansent. Et dansent juste. Il est là Stéphane. Ça peut paraître une coquetterie de cultureuse de dire ça mais non, Stéphane, quand il danse on voit un ange, on voit l’humanité toute entière, c’est comme ça et foutez-vous de ma gueule si vous voulez, j’en démordrai pas. C’est comme ça que des légendes se sont formées, juste sur la grâce d’un homme simplement juste qui dit non.

Bien sûr, il ne faudra pas oublier l’ancienne députée européenne Marie-Christine Vergiat, ses petits escarpins en daim noir, son envie de dire encore et toujours plus les chiffres, les vrais chiffres, et leur traduction, ce qu’ils racontent. Marie-Christine Vergiat elle nous donne des billes pour écrire la nouvelle légende, participer à l’écriture de ce « non » nécessaire. Bien sûr il y a le récit tout simple, vrai, d’un migrant, le journaliste afghan Mortaza Behboudi, arrivé en France et dormant dans la rue, puant et mangeant aux Restos du cœur, et aujourd’hui reporter pour arte et France tv. Bien sûr tu auras vu cette scéno délicate, carte de la Méditerranée s’illuminant des points tragiques des camps de réfugiés, pastilles fluo collées sur cette Europe forteresse comme les gouttes d’une pluie acide.

Bien sûr, tu te diras que bon sang, mais c’est à ça que sert le théâtre aujourd’hui, oui, tu te dis ça toi aussi que les peines de coeur de Perdican, c’est bien joli, mais que peut-être le théâtre, les théâtres, ils pourraient ouvrir plus grand leurs portes au sens, à l’utile, quand il est aussi beau que ça. Parce que ça, ce spectacle, là, il dit des choses, parce que c’est du théâtre, justement que tu n’entendrais pas autrement, ailleurs. Parce que l’art c’est une manière de toucher certaines personnes. Ce spectacle, il donne forme à la réalité, la révolte, à l’indignation, il la rend lisible, visible. Et la réalité lui rend la pareille, elle donne au théâtre tout son sens, elle le légitime. Voilà. Merci Allio. Tu nous as rendu le théâtre. Essentiel.

Isabelle Nivet 4 novembre 2021

 

Dispak Dispac’h. Rencontre avec Patricia Allio

Alors nous voilà, un 1er novembre, trottinant, parapluie à la main, dans les rues, plutôt vides, d’un Lorient où peut-être les autres sont au cimetière, tandis que Patricia Allio nous « guette » à l’entrée des artistes, tout au fond derrière le Grand théâtre. Une brunette aux yeux pleins d’émotion, qui « guette » la vôtre et cherche dans votre regard si vous avez bien pigé ce qu’elle vous raconte, jusqu’à ce qu’elle se rassure, oui, vous avez pigé. Même si ça va être un pari, un défi, un casse-tête, de parler de Dispak Dispac’hUn casse-tête, parce que décrire ce « spectacle » – qu’on n’a pas encore vu, puisque la première a lieu dans une heure, au moment où on écrit ceci – pourrait vous faire peur. Pourtant, si, comme moi vous aviez passé deux heures face à la scène, face à cette femme, vous n’hésiteriez pas une seconde avant de prendre votre place, sur le plateau, ce soir, demain… Nous voilà donc en proie à une « conviction intime », avec en main des sensations, des émotions, des signes. Et la certitude que si on vous écrit un papier formel, sans prendre la voie (la voix ?) intuitive, vous allez jeter l’éponge.

Alors prenons les signes. Ce parfum d’agrumes, tout à coup, venant de la scène et montant dans la salle, et nous deux, narines dilatées, nous en émerveillant. Une odeur d’orange qui restera associée à l’émotion, face à Patricia qui raconte comment, lorsque l’on commence à prendre conscience de la profonde inhumanité des politiques migratoires, « on ne peut plus s’enlever ça de la tête, après… » Les techniciens, arrivant comme par magie pour déshabiller les bancs de leur gangue de plastique, au moment précis où Patricia explique ce qu’ils sont, une œuvre de l’artiste Francis Cape, Bancs d’utopie / Utopian Benches (1), prêtée par le FRAC Franche-Comté. Moi, décrivant la broche brodée offerte à Véro, un poing levé aux ongles vernis en rouge et les mots « People have the power » après que Patricia m’ait expliqué ce qu’est le « Tribunal Permanent des Peuples », un tribunal réel, qu’elle a revisité en scène.

Car il s’agit de cela, se battre et s’indigner. « Le fond, ce sont les politiques migratoires. Pourquoi cette Europe forteresse, terrifiante ? Aucun état accueillant en Europe, une France qui a la politique d’enfermement la plus dure d’Europe… », ici, dans ce décor voulu comme « une agora, et pas une scène où on attend une représentation ». Tous, spectateurs, comédiens, témoins de la société civile, 170 personnes rassemblées sur le plateau, nous allons vivre l’indignation, la prise de responsabilité, l’engagement, l’empathie, découvrir l’inacceptable et le partager. Par le sol, par nos pieds, un espace commun à nous tous, sur lequel se dessinera une cartographie du monde migratoire, « jolie comme un jeu d’enfant, sur laquelle on intervient, on déplace des parties du monde, on fait apparaître des points, ceux des appels aux secours… ».

Dans cet espace, une parole, portée par des artistes, Patricia Allio (8), la comédienne Elise Marie, le chorégraphe Bernardo Montet, et des témoins de la société civile, Mortaza Behboudi (6), Falmarès (2), Stéphane Ravacley (4) et Marie-Christine Vergiat (5), plus, dans chaque ville où sera donné le spectacle, un·e activiste local·e. A Lorient, ce sera Gaël Manzi, d’Utopia56 (3). L’ossature de la dramaturgie, c’est l’acte d’accusation réel du « Tribunal Permanent des Peuples » (7) sur la violation des droits des personnes migrantes et réfugiées :  « Dix points par violation : c’est quelque chose de grave, génocidaire, avec des morts. Le fait d’être intégré dans cette assemblée rend le spectateur actif. ». Mi théâtre documentaire, mi performance, le spectacle est entrecoupé par « de la musique, de la danse, du récit, pour rendre tout ça partageable, et rétablir l’équilibre avec l’analytique ».

« Dispak Dispac’h, c’est un électrochoc sensible et politique. J’ai envie qu’on en ressorte désespéré et en colère, mais aussi plein d’une humanité nouvelle »

 

Nous avons choisi de mettre les biographies et explications en fin d’article, pour ne pas en alourdir la lecture.
Nous vous les conseillons néanmoins, elles éclairent le spectacle.

(1) Bancs d’utopie / Utopian Benches est une sculpture formée par la réunion dans un même espace de 20 bancs en bois, répliques fidèles de bancs fabriqués et utilisés par des communautés utopiques américaines et européennes, historiques ou vivantes. L’artiste britannique Francis Cape, qui possède une formation d’ébéniste, a débuté ce projet en 2011 aux États-Unis. Pour expliquer comment sa communauté réussit à éliminer toute hiérarchie, un vieux membre de Bruderhof (New York) dit un jour à l’artiste « We sit on the same bench ».

(2) Falmarès est né en 2001 à Conakry en Guinée, habite à Nantes où il est est lycéen. En 2016, âgé de 14 ans, il quitte la Guinée après la disparition de sa mère. Après avoir traversé le Mali, l’Algérie, la Libye, il embarque sur un zodiac où sont entassées 180 personnes en direction de l’Italie. C’est dans le camp pour « migrants » de Bolzano en Italie qu’il commence à écrire ses premiers poèmes. Rapidement, il se rend dans les bibliothèques et rencontre le poète Michel L’Hostis. Il participe à des rencontres littéraires, publie. En 2020, il est nommé Ambassadeur de la paix entre la France et la Suisse. Le 21 avril 2021, il reçoit une lettre de la préfecture de la Loire-Atlantique lui demandant de quitter le territoire français sous 30 jours.

(3) Gaël Manzi se rend en 2015 avec ses parents au bidonville de Calais pour venir en aide aux personnes exilées. Ensemble, ils fondent l’association Utopia 56, à Lorient. Il coordonne les actions de l’association dans le bidonville de Calais puis s’engage dans le bidonville de Grande-Synthe. Il devient ensuite président et coordinateur national de l’association.

(4) Stéphane Ravacley est boulanger-pâtissier à Besançon. Sa vie prend une direction extraordinaire quand il rencontre son apprenti Laye Traoré, jeune exilé arrivé de Guinée. En janvier 2021, il entame une grève de la faim pour dénoncer la décision d’expulsion injustifiée de Laye, ce qui permettra d’engager une procédure de régularisation de l’apprenti. Pendant son combat ultra-médiatisé, il découvre que d’autres sont dans la même situation. Il fonde alors son association Patron·nes Solidaires, qui accompagne et rend visible les patron·nes qui, comme lui, se battent quotidiennement pour leurs jeunes apprenti·es migrant·es menacé·es d’expulsion. Une loi Ravacley a été discutée à l’Assemblée Nationale en octobre 2021.

(5) Marie-Christine Vergiat est militante de la Ligue des Droits de l’homme depuis 1983 et a été députée européenne de 2009 à 2019. Au sein de la LDH dont elle est vice-présidente depuis 2019, elle est particulièrement mobilisée sur les questions migratoires et sur les droits économiques et sociaux.

(6) Mortaza Behboudi est journaliste. Il né en Afghanistan. Il a travaillé sur l’île de Lesbos en Grèce, au camp de Moria pour ARTE.

(7) Le Tribunal Permanent des Peuples a été créé en 1979. C’est une instance symbolique, un outil de résistance démocratique, un espace de prise de parole où les peuples sont acteurs principaux dans la défense de leurs droits. Il agit de manière indépendante des États et examine à la demande de personnes et d’organisations de la société civile toute violation des droits fondamentaux des peuples. Plus de quarante sessions du Tribunal se sont tenues à travers le monde.

(8) Patricia Allio a commencé sa vie professionnelle en étant prof de philosophie, elle est autrice, metteuse en scène, performeuse et réalisatrice. Elle met la marge au centre, interroge nos constructions identitaires. A Saint Jean-du-Doigt, elle anime depuis 2016 les rencontres pluri-disciplinaires de ICE autour des minorités sexuelles, politiques et linguistiques. Elle devient artiste associée au TNB en 2021, où elle présente également cette saison Autoportrait à ma grand-mère.

(9) Deux mots bretons : Dispack, pour ouvert, déployé, à découvert, défait, déplié, en désordre ; Dispac’h pour agitation, révolte, révolution

 

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