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Anna-Eva Bergman. Paysages

Avons-nous tous fait cette expérience du quotidien ou pas ? En voiture, rentrant du travail, une lumière, une courbe, une couleur, un cadrage ? La colline qui surplombe l’autoroute, le champ traversé pour rejoindre la nationale, le chemin qui fuit vers le soleil couchant, l’infinie diversité des couleurs formant le champ de blé ? Tout à coup la nature nous envoie un message, fulgurant : la beauté n’est pas balisée. La beauté n’est pas signalée. Il n’appart ient qu’à nous de créer une relation avec elle. Ces chocs esthétiques, ces expériences visuelles, ces émotions du
réel, qui nous laissent stupéfaits et reconnaissants, Anna-Eva Bergman les a traqués et traduits graphiquement sans relâche, cherchant à transcrire sur la toile le scintillement, le mouvement, les lignes, les volumes du paysage, dans des oeuvres d’une grande simplicité, devant lesquelles peuvent se produire des réactions quasi méditatives. La nature de Bergman, c’est beaucoup la Norvège, mais aussi le sud de la France, où elle a vécu longtemps. De ces lieux si différents viennent ses fondamentaux : lignes de crêtes, échancrures de côtes, verticales des fjords, accents circonflexes des toits, brillance des eaux mais aussi horizons, aplats de lumière et d’ombre. Une recherche sur la mémoire des perceptions, puisque Bergman travaillait en atelier, employant des techniques exigeantes, créant des reflets et des lumières à partir de rouge ou d’ocre jaune, indétectables, posés sur des fonds recouverts ensuite de modeling paste, cette pâte de texture permettant de créer des reliefs. Venaient alors, souvent, les feuilles d’argent, qui reproduisent si bien les reflets de la mer, les gouttes de pluie, les tubes des vagues… Etape ultime, le glacis, ce voile transparent qui fait palpiter couleur et lumière, permet de faire apparaître des reliefs en fonction du déplacement du visiteur. Plus encore, le visiteur entre dans le tableau, y ajoutant sa verticalité, son ombre, le reflet de sa silhouette. Car la peinture de Bergman ne se révèle qu’à un spectateur mobile, ondulant, vibrant même, surfeur guettant le swell, chien d’arrêt à la truffe palpitante, enivré d’odeurs de mousse, de bruyère et de pin. Une peinture qui s’ajuste à l’angle de vue, se dévoile en fonction de la position, évolue selon l’heure,
la lumière, une fenêtre ouverte ou fermée, une lampe allumée ou éteinte...Vraiment.

Bergman crée une météo.


Et cela devient presqu’un jeu. Un jeu subtil. Espace argent (1975) est particulièrement spectaculaire en la matière : regardé frontalement, il semble un simple effet de matière, aplat argenté strié de lignes. Après quelques ajustements, se révèle un paysage maritime, des nuances, des couleurs. Un horizon, si évident que des Oh et des Ah. Même si la peinture de Bergman porte la trace de son époque, et évoque irrésistiblement les esthétiques des années 70, au point que cela pourrait en devenir gênant, la puissance charnelle qu’elle met en jeu dans ses toiles ne peut laisser indifférent, l’immersion qu’elle impose au spectateur ne peut que l’emporter violemment. Quand on voit les images vidéos des paysages de Norvège ayant inspiré Bergman, on en a le souffle coupé tellement c’est ça, c’est tellement ça… Elle le disait, que pour peindre ça, il ne fallait pas être naturaliste, mais recréer, en condensant, en concentrant, la lumière et les formes,
en poussant l’abstraction à l’extrême. Parfois en un seul trait (Montagne en une ligne,1978), Bergman nous fauche par la justesse de son dessin, oui, une ligne noire sur un fond blanc et la montagne est là, plus présente et plus juste encore qu’un relevé détaillé du relief et de la végétation. La montagne est devant nous, masse sortant du brouillard, plus sûrement que toute tentative de représentation réaliste. Lorsque l’on regarde la photo de Trait d’argent (1982) il semble n’y avoir là que deux aplats, l’un marine, l’autre noir, et un trait blanc. Lorsque l’on se trouve devant la toile, on sent le froid de la nuit, la vibration de la mer, cette étendue liquide plus grande que nous, l’infini du ciel, et ce mince reflet de lune, qui fait scintiller cette lèvre de
vague, très loin. On est bouleversé, vraiment. Comme elle, sûrement. Le poète Yves Bonnefoy disait « Le rôle du poète c’est de montrer un arbre avant que notre intellect dise que c’est un arbre ». Se connectant à nos sensations et à nos relations à la nature les plus primales, la peinture de Bergman fait exactement cela.

ISABELLE NIVET
Avril 2017

 

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