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Gaele Flao. Des larmes de granit

Les Archives départementales du Morbihan racontent 14-18 à leur manière : une fiction comme une fresque historique, dans un village breton imaginaire, autour d'un couple, Jeanne et Joseph. Une histoire illustrée par les dessins en grand format de Gaele Flao.

Ça nous arrache les tripes, de mélanger 14-18 et l’art, même si l’histoire, même si le temps, même si savoir, même si comprendre, même si ne pas oublier ; cela n’y change rien, on secoue toujours la tête devant l’absurde déguisé en héroïsme, devant la connerie transmutée en patriotisme, devant le meurtre transcendé en sacrifice. Le centenaire de la boucherie de 14-18 et ses commémorations en tous genres nous fait mal au bide, avec ses femmes éplorées et ses orphelins, sa propagande patriotique a posteriori. On voudrait du décodage, des aveux, des mises à plat, des explications, de la rationalité. On ne voudrait pas que par la grâce du temps qui passe, ces hommes et ses femmes redeviennent des héros alors qu’ils ne sont que des victimes, que les chromos enjolivent les couleurs de ce qui n’a été qu’un massacre. Si ce n’étaient pas des artisans sincères et talentueux – Gaele Flao pour les dessins, Achille Grimaud les enregistrements sonores, et les Archives départementales la scénographie – on n’en aurait jamais parlé, on n’aurait jamais écrit là dessus, posé nos mots là dessus, parce qu’on ne veut pas faire comme si c’était banal, comme si c’était admis, alors que l’horreur, la révolte, le dégoût, la colère nous rongent.
Kiss Kiss Bank Bank

Mais voilà, et c’est le piège – ils sont beaux, les dessins de Gaele. Elle est belle, Jeanne aux champs, Jeanne courageuse, Jeanne veuve, Jeanne tenant ses petits bien serrés contre ses jupes, tournée vers l’avenir malgré tout. Jeanne digne oui, surtout digne, merde, quoi.
Elle est belle Jeanne, ses petits cheveux collés aux tempes par la sueur, retournant la terre pour gagner de quoi participer. Participer à la souscription pour un beau monument aux morts où elle pourra emmener ses petits voir leur papa tous les dimanches. Ils seront beaux et dignes, tous en noir. Ils seront graves. Pas un seul ne crachera devant le monument, pas un ne le frappera de ses poings, personne ne le bourrera de coups de galoches. Non, ça ne se fait pas.
WHY ?

Ils sont beaux, ces dessins. Elle est belle, cette France vidée de son sang, orpheline de ses pères, veuve de ses maris, endeuillée de ses enfants. Ils sont beaux, les catalogues des entrepreneurs, on peut choisir dessus, comme pour les cercueils – si des cercueils il y en avait, mais comme il n’y en a pas, on appelle un représentant, pour leur acheter un monument en kit. Ils sont beaux ces monuments, ces poilus bras tendus, ces palmes fièrement dressées, ces médailles, ces couronnes de laurier, c’est bien. Ils le méritent bien, on peut quand même faire ça pour eux. Ne jamais oublier la force du symbole. C’est important le symbole.
Imagine there's no countries
It isn't hard to do
Nothing to kill or die for

On lui a trouvé une drôle de tête, à Gaele Flao, quand on est allé la voir, dans son atelier d’Hennebont. Elle a usé des dizaines de fusains à dessiner, dessiner, encore et encore la mort, l’absence, le chagrin, la solitude, la colère : « Cette guerre terrible, inutile, c’est une période très triste et amère. Je n’ai dessiné que des avant/après, je n’ai côtoyé que des personnages tristes ». Elle traîne une crève qui n’en finit pas, exsude les huiles essentielles de Thym, d’Eucalyptus et de Ravintsara, mais rien n’y fait, ça ne passe pas. Tu m’étonnes.
And no religion too
Imagine all the people
Living life in peace...

C’est la première fois que cette artiste créative, véritable tête chercheuse, se donne à un boulot d’illustration, à une commande, et son trait si libre se plie ici à un certain classicisme qui a produit de magnifiques dessins : « Je me suis surprise à travailler comme un dessinateur de bande dessinée. C’est un boulot monstrueux, mais c’est aussi un plaisir d’aller chercher le réalisme et le trait. Ça fait trois mois que je suis sur ces personnages, ces costumes, c’est comme des gammes ». Ces personnages, Gaele les a créés en piochant dans l’énorme base fournie par les Archives, mais aussi d’après les visages de personnages réels. C’est ainsi que l’entrepreneur ressemble à Debussy et Jeanne à une actrice de cinéma : « Il fallait que je fasse vivre ces personnages, ces images du souvenir. Il y avait tellement de souffrance, de peur, de détresse, de haine... C’est pour ça qu’elles sont sans doute plus sanctuarisées qu’expressionnistes ». Un énorme boulot de recherche, d’observation, mais aussi d’imagination pour mixer les images d’archives et l’histoire fictive de Jeanne et Joseph, dans un village breton : « Les Archives ont demandé des scènes précises, connectées à leur synopsis et au texte d’Achille, sans être redondantes, mais malgré les indications et les photos d’archives, il fallait vivre ces scènes, les imaginer pour les dessiner ». Maintenant – no offense – il va falloir les oublier.

> Compléter la lecture avec des images qui bougent, sur le site de nos copains de KuB, webmédia breton...

ISABELLE NIVET

 

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