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On a lu la version BD de Vernon Subutex, par Luz et Despentes. Et on a adoré.

Après Vernon Subutex 1, 2 et 3 chez Grasset, trilogie hésitant entre le roman et la tribune, le trip d’acide et le Stilnox, bien barrée dans des délires mystico-pêtés, bourrée de digressions politico-sociales et de longueurs.
Après Vernon Subutex, chez Canal, série transformant l’original psyché en panorama bobo, lissé, désinfecté, devenu road movie parisien, au casting policé, avec Romain Duris – icône Klapischienne de la génération Erasmus, non-sens complet en Vernon – Calypso Valois – en Lydia Bazooka, rock’n roll attitude légitimée par sa seule hérédité (c’est la fille d’Elli et Jacno) -le génial Philippe Rebot – contre-sens travestissant littéralement le personnage de Xavier – la magnifique Céline Sallette – mignonnisant La Hyène, jusqu’aux SDF qui se devaient d’être jolis. Pour preuve, le tome 3 du livre, le plus barré, fut mis de côté par la production, qui le jugeait trop sombre. Faut pas choquer, on est sur Canal +

Luz, lui, n’a pas ce problème. Le dessin a tous les droits. Il n’a pas à choisir des acteurs bankables, il n’a pas à couper des scènes jugées trop hard, il n’a pas de producteurs aux impératifs de rentabilité. Le dessin est libre. Une magnifique, sauvage, et ardente liberté, dans laquelle Luz se roule, se baigne, comme un enfant dans une rivière d’été, faisant jaillir les éclaboussures d’eau et de rires.

On bouillonne d’enthousiasme à la lecture de ce qui n’est pas une adaptation mais une réécriture à deux mains, deux écritures, l’une graphique, l’autre textuelle. Les deux auteurs se sont mêlés, mixés, fondus, pour faire exister une forme où rien n’est de trop, tout se complète. Contrairement au bouquin, jamais on ne souffle – malgré notre adoration de Despentes, sa pensée, son écriture, sa personnalité – en se disant « Pfoooou, elle pouvait pas le garder pour elle, tout ça, et en faire autre chose ? ». Non, ici tout a le juste dosage, les délires de chaque personnage – où Despentes a insufflé ses préoccupations « politiques » – sont à leur place, ont du sens, font exister les personnages grâce à la forme graphique, là où la forme textuelle ralentissait la narration. C’est comme si les mots de Despentes n’avaient attendu que la rencontre avec le dessin de Luz pour couper, condenser. Tout d’un coup le propos devient clair, les personnages justes, les digressions justifiées, les délires évidents.

Les personnages sont graphiquement vraisemblables, digérés par la culture et la patte de Luz, qui les fait vivre, les invente, à la différence du cinéma, qui plaquait des acteurs sur des personnages fictionnels. Ce n’est pas tant que les personnages dessinés soient fidèles ou pas à l’idée qu’on en a en lisant le livre, mais ils sont œuvre d’artiste, œuvre d’une pensée, pas d’un système. A commencer par Vernon, dont Luz a su capter la médiocrité sympathique, son humanité, ses paradoxes, pour en faire non plus un personnage, mais une personne. Pas un dessin ne cède à la tentation de créer des héros, mais toutes les âmes sont là, toutes les essences, portant à la fois l’esprit Despentes et l’esprit Luz.

Le bouquin est un pavé – d’ailleurs ce n’est plus un livre, mais une plongée dans un imaginaire – et pas une page ne ressemble à la précédente, magnifiquement colorisée, l’espace occupé différemment, dans toutes les formes de compositions possibles, cherchant à faire autrement, à inventer une narration graphique, qui prend toute sa dimension dans les passages de pensées délirantes, de plongées dans le crâne de Vernon, dans les souvenirs, dans le plaisir, l’amour, la drogue… Impossible de ne pas être touché par cette scène où les corps de Vernon et Marcia se rencontrent, jusqu’à exploser en gerbes de couleur sur fond noir.

Impossible de ne pas avoir les larmes aux yeux en voyant comment un homme peut transcrire des émotions, comment cet homme, ce Luz touché par la grâce, envoie aux oubliettes les plus belles scènes de cinéma, les plus beaux passages de littérature, pour nous montrer comment il voit l’amour, et nous entraîner avec lui, nous qui ressassons en boucle « oui c’est ça, c’est exactement ça ».

Bien sûr, on partait avec des a priori favorables : Luz, la sexytude, l’intelligence, l’anticonformisme, la rock’n roll attitude et Despentes, la féministe, l’autrice, la libre pensée et la prose combative. On ne sait pas comment ils ont travaillé, ces deux là, et on ne veut pas le savoir, on n’a rien lu sur ce bouquin, on voulait garder nos certitudes, notre admiration, la sensation d’être en face d’un chef d’oeuvre. 

Isabelle Nivet, emballée, en janvier 2021

 

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