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Price #1. Rodolphe Dana. Théâtre

CARNETS DE CRÉATION

Après-midi d’automne à Lorient. Le hall du CDDB est silencieux, presque vide à part la présence de deux brunettes de l’équipe de relations presse, qui m’ouvrent la porte de la salle, en chuchotant. Je m’installe en catimini dans un fauteuil, la semi-pénombre me planque un peu, personne ne prête attention à moi. Ça et là, éparpillés dans la salle, un mélange de comédiens, de dramaturges, de techniciens, on ne sait pas trop qui est qui, qui fait quoi. Tout le monde participe, s’esclaffe, on se demande si les paroles sont écrites, si cette réflexion, là, est dans le texte ou pas. Peu à peu les choses s’éclaircissent, le mec à côté de moi, assis dans l’escalier, avec sa veste de survet’ à la Tacchini, le jean long sur les baskets et les cheveux coupés et teints comme ceux d’un footballeur, blond platine, c’est Lionel Lingelser, et c’est normal qu’il continue à jouer son rôle depuis la salle. Mais il se demande s’il faut le jouer mezzo voce, ou se faire entendre davantage. Je lui dis que moi, en tant que public, j’ai envie de savoir ce qu’il dit. Il me répond que c’est ce qu’il pensait, qu’il n’a pas envie de laisser la moitié de la salle frustrée de ne pas capter. La fois suivante il essaiera plus fort. Assis à côté de lui, Grégoire Baujat essaye des répliques différentes, à des hauteurs différentes, en réponse à l’intervention au micro de Rodolphe Dana, dans le rôle d’un conférencier ? Un professeur ? Entre Steve Jobs, Campus Google et talk TEDx, sur le thème des rêves d’avenir, Dana cherche et propose, tantôt paternaliste, tantôt exalté, tantôt recueilli, chaque essai est différent, tout le monde se marre.

« Je vous présente Isabelle, qui va venir suivre la création sur plusieurs temps de répétition »

Il est à peine plus de quatorze heures, l’équipe vient juste de reprendre après le déjeuner, les corps sont au ralenti, les énergies aussi. La scène est reprise encore, augmentée d’un petit bout avant, un petit bout après, ça y est, on comprend. On comprend qu’on est aux Etats-Unis, qu’il y a là trois potes, une petite ville où ils se font atrocement chier, dernière année de lycée, englués dans des perspectives d’avenir minables, coincés avec des parents pathétiques. Misiora et Freund sont les deux amis de Daniel, le héros de la pièce, joué par Antoine Kahan. Nous ne verrons quasiment qu’eux trois dans cette répétition, et pas seulement par le hasard des scènes jouées ce jour là. Mais parce qu’ils crèvent l’écran, pour filer une métaphore cinématographique. De vraies présences, à la fois dans un jeu classique, fidèle aux standards du théâtre contemporain, diction impeccable, clarté de l’énoncé, effets mesurés, mais surtout par l’incarnation des corps, qui portent les rôles avec une présence très juste et assez électrique. Au fur à mesure que l’heure tourne, que les scènes se répètent, des nuances apparaissent, les mêmes dialogues rejoués autrement, faisant naître des ressentis différents, le même personnage devenant autre à chaque passage. Plus tard, ils choisiront une version, mais laquelle ? Ce plaisir d’être spectateur dans ces moments où le public n’est jamais présent, on le savoure pleinement, le plaisir de voir un personnage se construire pas à pas, comme une sculpture en train de sortir de la glaise…

Sans décor, quasiment sans costume, à part cette veste de survet’ un peu brillante, sans les lumières encore, on a pigé l’esprit du roman. Peut être grâce au flow des acteurs, à cause de cette énergie, du ton de la voix, de cette traduction dans un français plutôt littéraire mais à «l’accent» américain, que reconnaitront les lecteurs de littérature US, peut-être parce que ces jeunes lycéens sont des archétypes du roman initiatique, d’autres Dean Moriarty et Sal Paradise… Et en même temps, on pourrait être n’importe où, Sarcelles, Camberra ou Manchester. C’est Nadir Legrand, responsable de l’adaptation et de la dramaturgie, qui le pointe en quittant sa place et se rapprochant du plateau, faisant remarquer à Simon Bakhouche, qui joue le rôle du père de Daniel, et qui, lorsqu’il rentre à la maison, se défait de son sac, son manteau et encore son bonnet : « Jusque là tout le monde est entré et sorti comme ça. Sans chercher le réalisme. On peut se poser la question : est-ce qu’il enlève ses vêtements ? Ou juste son bonnet ? Est-ce qu’il doit avoir un sac ? ». Simon Bakhouche plaide pour le sac à dos noir qu’il a posé sur une chaise. Le retrouvera-t-on à la création, en novembre ?

ISABELLE NIVET
Octobre 2017

 

 

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