• et un clic là

Yannick Jaulin. Entretien

Par Isabelle Nivet

On  a rencontré Yannick Jaulin sur un carré d’herbe, celui qui ourle l’entrée du Strapontin, à Pont-Scorff. Assis au soleil, on a du mal à ne pas transformer l’interview en discussion personnelle, tant l’homme est aussi convaincant en privé que sur scène. Surtout lorsqu’il parle de langue et d’amour…

Deux spectacles avec le mot « amour » dedans, un diptyque, c’est le programme Jaulin de la saison. On a accroché à ce propos qui met la langue au cœur de nos émotions : « Les deux spectacles sont complémentaires mais faits pour être différents. Je parle de transmission des émotions. Ce qu’on reçoit en héritage, et ce qu’on en fait. Si on nous empêche de parler notre langue maternelle, on nous coupe de nos émotions ».

On objecte que nous, on n’a jamais entendu parler une autre langue que le français, qu’on ne sait même pas si nos ancêtres parlaient un dialecte, un idiome, un patois… Jaulin, il nous regarde attentivement, on dirait que ça lui fait de la peine qu’on en sache si peu sur nos origines… « Le français, en 1789, n’était parlé que par deux millions de personnes : c’était une langue de cour, une langue pure, celle des lumières, pour une caste qui n’avait aucune envie que le peuple y accède. C’est cette langue qui a été imposée violemment et massivement par l’école de la Troisième République ».

Dans les campagnes, dans les villes, les 26 millions de Français restant parlent des langues régionales, qui vont tout bonnement être effacées : « Il y a un passif d’humiliation dans l’éradication des langues dites minoritaires. L’estime de soi a été fragilisée. Il y a un déficit d’identité intérieure ». Un « ethnocide » de tous les concepts qu’elles véhiculaient : « On a supprimé tout ce qui allait avec les mots, la connaissance des plantes, l’identité… La transmission d’une culture. Comme en Amazonie, ça a mené droit à un appauvrissement des campagnes ». Et au delà encore, à des fragilités émotionnelles que l’on n’analyse pas forcément de soi-même : « Les traces sont très fortes aujourd’hui, dans la non connexion avec nos émotions profondes. Le problème n’est pas souvent identifié, mais cela a amené au développement de pathologies telles que l’alcoolisme, le suicide… C’est un boulet qui se transmet sans qu’on le sache ». Pour Jaulin, cette excision de langue, elle vient gangréner l’intime : « Avec la langue, on hérite d’une construction de l’intime, de l’amour… Chez moi, on ne parlait pas d’amour, on ne caressait pas. Il faut excaver des choses pour que les générations suivantes soient en paix ».

Et c’est là que les deux spectacles vont se rejoindre : pour le second volet, Jaulin a enquêté sur son propre cas : la femme qu’il aimait l’a quitté : « Si elle ne m’avait pas quitté, je n’aurais pas pu toucher certains endroits de moi. Qu’est-ce qui a été si puissant à l’œuvre que ça a encombré ma vie d’adulte ? Les non-dits et les dits de mon enfance : un milieu de paysans catholiques vendéens ; le sexe nulle part et en même temps des histoires de cul partout ; l’amour chrétien… ».

« Si ça se trouve, je ne suis pas un artiste, mais un témoin »

Nous, on lui dit qu’on trouve ça vachement intime, oui, qu’il mette son histoire sur scène, sa souffrance, ses souffrances : « Je ne me planque pas derrière les histoires. J’ai toujours parlé de moi… J’en ai plus rien à foutre de l’esthétisant, de la posture. Si ça se trouve, je ne suis pas un artiste, mais un témoin ». Après être allé à la rencontre des gens et des histoires, il se collecte lui : « Pour renvoyer à chacun la nécessité de se coltiner avec son héritage. Pour transmettre, il ne faut pas être encombré par les cadavres du passé ». Nous on déglutit. On se dit que ce soir, dans les semaines qui viennent, ça serait peut-être pas con de se coltiner avec son histoire personnelle, de trier les papiers, et de chercher, à défaut de savoir… « J’ai compris des choses sur nous, sur moi, découvert des secrets. C’est à la fois de la recherche sur la sémantique et de la psychogénéalogie. Je suis accompagné par un psy et une amie, pour borner tout ça. Dans le titre « Causer d’amour » il y a aussi « la cause ». Parfois c’est dur, mais le spectacle a pris une relative légèreté. Au bout d’un moment ça devient autre chose, à la fois proche et étranger, pour ne pas être envahi par l’émotion ».

 

 

x